À la fin du XVIIIe siècle, le vampire fit la rencontre inopinée d'une demoiselle à laquelle il se lia d'affection. Elle s'avéra être une jeune femme audacieuse et très douée, une écrivaine hors pair qui sut gagner son cœur par son arrogance et son ironie. Vers la fin de sa vie, avant même de savoir qu'elle allait tomber malade et mourir, elle obtenu de son bien-aimé la permission de relater dans un récit les mésaventures qui les ont menés à une telle rencontre, elle et lui. Bien qu'elle changea plusieurs noms pour l'anonymat, elle en conserva un en particulier. C'était celui de cet homme dont elle était follement éprise, cet homme dont elle sut décrire le comportement avec une exactitude hallucinante, cet homme à l'air riche, orgueilleux et hautain, mais au fond tendre, généreux et attentionné; cet homme que l'on appelait Mr. Darcy.

Ce que la chère et douce Jane omit de détailler au cours de son œuvre est que son mystérieux personnage était, dans la dure réalité, un monstre assoiffé de sang. C’était un noble prince, certes, mais aussi un Dracula cruel qui, la nuit, attirait des ladies dans son domaine non loin de Meryton afin de combler la soif inévitable qui le tenaillait. C’était un être doté de beaucoup de prestance, élogieux au niveau de ses manières et plus propre encore que l’argenterie de Sa Majesté la reine Victoria. Aussi est-il inutile de préciser que les nettoyages de monsieur suite aux meurtres qu’il accomplissait s’avéraient être de la plus haute discrétion, et aussi est-il évident qu’aucun résident de l’Hertfordshire n’ait jamais deviné la nature horrifiante de ce riche gentleman.

Il est à savoir que Darcy, au cours de ses quatre cent quelques années d’existence, ne changea jamais réellement, et que la présence de miss Austen – représentée par Elizabeth dans son propre roman – ne fut qu’un épisode très bref de sa très longue vie. Si, auprès de cette demoiselle, il arrivait à faire preuve d’une modestie inventée de toutes parts, il fut très rare de l’observer agir ainsi suite au décès de l’écrivaine. Il en revint à ses anciennes habitudes, ses manies qu’il avait adoptées deux cents ans plus tôt et qu’il conserverait deux cents ans plus tard. Auprès de tous, il apparaissait froid et complètement désintéressé; quand il se mettait à converser d’une manière étrangement dynamique, c’était le signe que les présomptions avaient pris le dessus pour satisfaire son amour-propre. On l’admirait au premier regard; on le méprisait au second. En effet, lorsqu’il daignait remuer les lèvres alors que ce n’était pas nécessaire, ce n’était que pour faire part de ses critiques envers la société ou pour rabaisser les jeunes gens éhontés qui venaient le déranger dans les moments les plus inopportuns. En regardant toujours les humains – et même les vampires – de haut comme il le faisait, il n’est pas étonnant de constater que son nombre d’amis intimes ne se fut jamais beaucoup éloigné du chiffre zéro. Pourtant, les relations d’affaires qu’il entretenait s’étendaient à l’infini, car nul homme sensé ne pouvait faire fi de la fortune qu’il détenait.

Physiquement, on ne peut nier qu’il était bel homme. Les cheveux bien placés, le costume-cravate sans le moindre pli de travers, le regard perçant… Il était loin d’être dépourvu de charme naturel et bien des demoiselles venaient lui faire la cour. Cependant, il les rejetait toutes avec impassibilité et aucune prétendante n’osait tenter sa chance une seconde fois – c’est là qu’on voyait que la richesse était peut-être tout ce qui les attirait. Les femmes, pour Mr. Darcy, possédaient toutes des défauts qui le rebutaient. On pouvait le qualifier de célibataire endurci, car mis à part sa seule bien-aimée Jane, personne ne l’avait jamais attiré assez pour mériter son attention pendant plus de dix minutes.

La famille de Fitzwilliam, faisant partie de la très haute aristocratie, était très proche de la royauté. Alors que les rois et reines d’Angleterre se succédaient, les Darcy seniors faisaient en sorte de conserver une place importante au sein du château. Seul leur dernier-né, haïssable et trop prétentieux, avait été chassé par ses propres parents de la maison de Sa Majesté. C’est pourquoi William, ayant grandi indépendamment de ses géniteurs, ne faisait jamais d’apparition auprès de ceux-ci.

Quand certaines menaces – notamment la croissance exponentielle du nombre de level E – commencèrent à prendre de l’ampleur dans le pays, et lorsqu’on comprit que des décisions majeures devaient être prises pour les vampires, ce furent les Darcy qui fondèrent le Conclave anglais à l’image de celui qui avait été inauguré en Irlande un peu plus tôt. Apparurent du même coup des chasseurs de level E chargés d’éliminer ces derniers selon une liste qui leur était fournie, et l’intérêt que porta Darcy junior envers ce nouveau « métier » ne fut pas négligeable. Il n’hésita pas à éliminer tous les impurs qui croisaient son chemin. En level A qu’il était, l’exécution de la vermine se faisait sans trop de mal. Néanmoins, plusieurs level E se cachaient et, à moins de posséder les renseignements du Conclave, il s’avérait difficile de tous les repérer.

Notre cher vampire osa donc, une nuit, se présenter devant les dirigeants de l’organisation avec lesquels il partageait le même sang. Victime d’autant de préjugés de la part des siens qu’il en avait envers eux, sa demande de rejoindre leurs rangs fut automatiquement rejetée. Aussitôt, il ravala son orgueil blessé et quitta les lieux avec dignité. Il ne bénéficierait peut-être pas du soutien du Conclave, mais il connaissait une alternative…

Personne ne se serait douté que le noble Mr. Darcy, âgé d’une vingtaine d’années vampiriques seulement, apparaîtrait un jour affublé de l’écusson officiel de la Guilde des Hunters. Comme il était étonnant de voir que ces humains, si animés par la haine envers les buveurs de sang, en avaient accepté un en leur sein ! Un au caractère particulièrement condescendant, d’ailleurs… Mais comment le jeune homme avait-il convaincu les dirigeants de la Guilde ? Cela demeura un secret; ce qui est certain, c’est qu’il avait dû faire ses preuves – de très grandes preuves.

Il accomplit pendant plusieurs années des missions plus ou moins importantes qui le firent voyager partout à travers le pays. Il était plutôt reconnu auprès des maîtres de la Guilde pour la légèreté dans ses déplacements et la subtilité dans ses gestes. Néanmoins, au moment où on se rendit compte que l’Irlande, principalement dans la ville de Gaeil, était de plus en plus infestée par les level E, Darcy sauta sur l’occasion pour demander un transfert. D’un côté, la Guilde anglaise se montra peinée de voir partir un pion si utile; de l’autre, elle fut soulagée de se débarrasser du monstre et se promit de ne plus jamais en intégrer un deuxième.

C’est ainsi que monsieur, solitaire et tout à fait indépendant, déménagea de plein gré dans le siège militaire de l’Irlande. Il constata avec dédain que le nombre de vampires et de hunters y était énormément élevé, mais ce fut avec une curiosité particulière qu’il fit la découverte de l’Académie. On y élevait de jeunes vampires afin de leur éduquer les bonnes manières et corriger leur impertinence ? Voilà qui semblait très intéressant. Dès ses premières nuits en tant que citoyen de Gaeil, Fitzwilliam Darcy présenta à la Guilde irlandaise une attestation officielle de la part de la Guilde anglaise. De plus, il en profita pour se dénicher un poste de professeur de langues à ladite Académie.

À part lorsqu'il partait à la chasse au level E, il faisait rarement usage de ses capacités spéciales. Bien que vaniteux, il évitait aussi de faire part de ses origines de sang-pur. L'effet de surprise était, à ses yeux, quelque chose de tout à fait délectable.