«
Naoise, tu viens m’apprendre à utiliser Gilgalad ? » «
J’arrive, petite chose. » Je souriais en coin, attendant que grand frère daigne descendre l’escalier. Les bruits de pas qui résonnèrent soudain me firent lever la tête, et j’observais la grande silhouette filiforme de Naoise qui s’approchait de moi, le sourire aux lèvres. Il me tendit sa main, et je la prenais sans grande hésitation. Grand frère était un exemple pour moi. Il était beau, grand, puissant, et respecté de tous, malgré son jeune âge. Il avait toujours été présent pour moi, tout comme maman et papa. Même si je n’arrivais pas à leur montrer mon affection, je les respectais – plus que je ne les aimais, d’ailleurs.
Nous sortîmes dans le jardin, derrière la maison, là où le soleil brillait mais aussi où personne ne pouvait nous voir. Il m’amena dans le petit cabinet du fond, qui était, pour les étrangers, une remise, où nous entreposions nos outils de jardinage. Mais il n’y avait rien de tout cela là dedans : uniquement des armes anti-vampires et des cibles d’entraînement. Papa avait installé des murs insonorisés, afin que les fortes détonations de nos armes n’effraient pas nos voisins humains. Nous aussi, étions humains, évidemment, mais nous étions plus que cela : des vampires hunters.
Naoise ouvrit la porte et me poussa de sa grande main à l’intérieur, en rigolant quand je manquais de perdre l’équilibre. Déjà, je quémandais d’un air impatient Gilgalad, mon accessoire de jeu préféré. Gilgalad, c’était l’arme anti-vampire de mon frère. Un magnifique pistolet d’argent, dont le nom était gravé sur la crosse. Bientôt, j’aurais mon propre pistolet, et je devrais lui offrir un nom. Mais je n’avais que neuf ans, et pour l’instant, je devais me contenter de celui de Naoise. Il me tendit l’arme, que je prenais avec assurance. Un œil fermé, l’autre ouvert, visant le cœur de la cible. Réguler les battements du cœur, pour ne pas affoler les vampires. Ne pas trembler, surtout. Et enfin, tirer. La détonation fit vibrer mon corps et je laissais échapper un rire fou, exalté par la puissance de l’arme.
«
Tu… tu as touché le centre de la cible… » Souffla-t-il, au dessus de moi. Je lui jetais un regard plein de fierté, qu’il ne me renvoya pas. Ses yeux étaient fixés sur la cible, et il m’ignorait. J’aurais voulu des félicitations, un sourire chaleureux. Mais non, l’anxiété rongeait son visage, et lorsqu’il se pencha vers moi, ce ne fut pas pour me féliciter : «
Damhàn… fait attention au pouvoir. Le pouvoir peut te ronger le cœur, te détruire de l’intérieur. Ne joue pas trop avec, car un jour, ce sera lui qui jouera avec toi. » «
Qu’est-ce que tu veux dire grand frère ? » «
Un jour… tu comprendras. » Je détestais lorsqu’il me faisait ces réponses silybines. J’aimais le pouvoir. Comment le pouvoir pouvait-il jouer avec moi ?
Je m’imaginais un chat avec une pelote de laine, qui tantôt faisait rouler la boule loin de lui, avant de la rattraper in extremis. J’étais le chat, comment pouvais-je devenir la pelote de laine ? mon esprit d’enfant de neuf ans ne comprenait pas.
année 2007. Damhàn a 15 ans.
«
MAMAN ! PAPA ! » Je sortais Anarchy, mon pistolet, et réduisait un vampire à l’état de charpie en une détonation. Je cherchais ma famille du regard dans le chaos qu’était notre maison. Les Levels E arrachaient les meubles, et c’était des éclairs de sang, de dents, de peau, qui me donnaient la nausée.
L’un d’eux agrippa mon bras, et ses yeux cramoisis me fusillèrent, tandis que ses ongles crochus s’enfonçaient dans ma chair. Il me demanda, de sa voix d’outre tombe : «
Ou eeeest la relique ? » «
Je l’ignore. » Je lui plantais Anarchy entre les deux yeux et tirait sans autre état d’âme que le dégout. «
NAOISE ! » On me tirait en arrière, et je jetais avec la force de l’habitude un coup de coude dans l’estomac. Un gémissement de douleur étouffé me parvint, par-dessus les bruits de lutte, et je me retournais, face à mon frère. Sans m’excuser, je gueulais : «
Naoise, on doit sauver… » «
Non, tu vas venir avec moi ! ON S’EN VA ! »
Etait-il sérieux ? Je ne voulais pas m’en aller en laissant ma famille aux mains de ces monstres, laisser l’impuissance faire tandem avec moi. JE NE VOULAIS PAS ÊTRE FAIBLE !
Soudain, Naoise posa une main froide sur mon front, et j’avais l’impression que mon cerveau se liquéfiait à l’intérieur de mon corps. Mes paupières se fermaient, et j’oubliais ce que j’étais. Mon essence s’envolait en même temps que mon esprit, et le noir m’engloutissait.
Non. Je ne veux pas disparaître. Je… ne… veux… pas…
année 2009. Damhàn n'est plus. Il a 17 ans.
J’ai mal. Le froid mort ma peau, la boue sèche et se craquelle le long de mon corps meurtri. Mes muscles sont trop tendus pour me permettre encore d’avancer, et chaque mouvement fait couler une larme silencieuse sur ma joue. Voilà un an que je sillonne les rues, que je suis un voleur, un paria. Un rien. Ce pistolet qui pend sur ma veste déchirée m’est inutile. La poussière recouvre l’écriture délicate incrustée dans le métal couleur de bronze. Je caresse la crosse du pistolet, espérant une fois de plus que ce contact me rappellera un passé que j’ai oublié. Combien de fois avais-je cherché la clé de mon existence ? Combien de fois avais-je appuyé sur la détente, sans avoir de résultat ? Combien de voleurs avais-je tenté de tuer avec cette arme ? Combien de cris avais-je entendu, sans en être touché ? Combien ? COMBIEN ?
Je m’écroule au milieu de la place, et mes genoux se brisent sous mon poids. Je frappe les pavés, je hurle en silence. Combien de gestes inutiles ? Combien de cris intérieurs ? Pourquoi ?
Cependant que je me torture, une main se pose sur mon épaule. Des réflexes anciens font que je retourne ma propre main sur ce bras, et de me retourner vers ce corps si frêle. Ce n’est qu’une gamine, mais je me relève avec précipitation, à l’instar d’une bête sauvage gênée dans un festin nocturne. Elle se recule un peu, effrayée par ma rapidité, puis me sourit. Je ne sais même plus sourire, à quoi bon ? Je l’observe, et elle s’en va. Je regarde ses longs cheveux qui flottent au vent, et son odeur qui semble si douce. Qui est-elle ? Que veut-elle ? A-t-elle la clé de ma libération ? Si ce n’est pas le cas, à quoi me sert-elle ?
Je regarde ma main ensanglantée. J’ai frappé trop fort contre le bitume, et du coup, mes phalanges se sont brisées. Je soupire. Tout se brise, comme d’habitude.
année 2009. Damhàn devient Èimhìn.
«
Hé, toi! ». Je me retournais, peu amène. Ah, c'était elle. Celle que j'avais croisé quelques mois auparavant, et qui semble me porter une attention toute particulière. Elle montait à ma hauteur, et me sourit. Je ne réponds pas. Comment se fait-elle qu'elle me voit, alors que personne ne me voit ?
Elle lève sa tête vers moi. «
J'ai remarqué que personne n'était venu te voir. En outre, tu n'as pas été nommé à l'appel. Tu dois bien avoir un nom pourtant. » Je souris doucement devant sa manière de s'exprimer, précieuse. «
Detrompes toi. » Son sourire s'efface, comme les souvenirs se sont effacés de ma mémoire. Elle fait quelques pas, et me dépasse. Je pensais qu'elle s'en allait, mais elle se place devant moi et me bloque le route de sa petit silhouette. «
Tu ne peux pas ne pas avoir de nom. Tout le monde a un nom. » Je lève un sourcil sceptique devant ses affirmations; que sait-elle de la vie, elle, pour affirmer de telles choses ? «
Il fut une époque où j'avais un nom. Mais ce nom s'est évaporé, je l'ai... je l'ai oublié. »
Soudain, elle s'arrête, et son regard devient vide, plantée vers ma poitrine, à l'emplacement de mon cœur. Je la contourne, elle attrape mon bras. Je me détache d'un mouvement brutal qui la laisse pantoise, et je m'en vais d'un pas rapide. Son regard me suit, je le sais, et je sens l'odeur de ses cheveux qui s'accentue quand je m'éloigne, comme une fragrance obsessionnelle. L'obsession, sentiment si violent et si désagréable...
«
Et si je t'offre un nom ? » murmure-t-elle. Ce n'est qu'un souffle, mais je l'ai entendu comme s'il me brulait les tympans. Je me retourne, et son regard me transperce. J'y vois de la détresse, de la compréhension. Autre chose, aussi, qui fait briller ses pupilles et qui me fait frissonner. Serait-ce une larme ? « Faire une perle d'une larme » …
Je reviens sur mes pas, aussi indécis que si l'on m'avait proposé un nouvel avenir. N'est-ce pas cela, finalement ? Je ne veux pas d'un renouveau. Je veux retrouver le chaos que devait être mon passé. M'y plonger, m'y noyer, y mourir. Mourir dans la souffrance, mourir de plaisir.
Mais comment chercher un passé quand on a pas de présent ?
Cependant que je réfléchissais, elle est revenue à ma hauteur, et elle me souffle, aussi doucement que possible: «
Èimhìn... Èimhìn ça te va très bien. » Je ferme les yeux, et répète trois fois ce prénom dans ma tête. J'en apprécie la musicalité. Je le murmure doucement, et l'ombre d'un sourire déforme mes lèvres peu habituées. «
Halloran. Èimhìn Halloran. » Je la regardais. Pourquoi faisait-elle tout ça ? «
Quel est ton nom? »
année 2011. Èimhìn et Eileen.
La pluie dégouline sur ma peau. La nuit dégouline sur mon cœur. J'ôte ma chemise: son tissu m'irrite, et je n'aime pas cette sensation d'enfermement qu'il me procure. J'ouvre mon torse à la griffure du froid, les bras enlaçant le vent. Mes cheveux collent à mon front. «
Èimhìn! Qu'est-ce que tu fais ?! » Je me retourne, et entrevois la silhouette d'Eileen. Elle marche rapidement, pressée, et s'approche de moi. Elle ramasse ma chemise, et entreprend de me rhabiller tout en marmonnant. «
Non mais quelle idée tu as eu! Tu vas attraper la mort si tu restes dans cet état ! Non mais franchement... » Elle voulant m'enfiler les manches de ma chemise, elle effleure mon torse, et j'attrape sa main chaude. L'attirant brusquement à moi, je rapproche son corps du mien, et colle sa paume à l'emplacement de mon cœur. J'entends son coeur qui bat plus fort. Elle frissonne lorsque je caresse ses cheveux, elle soupire lorsque mes mains touchent sa paume. Pourquoi est-elle si soulagée, alors que je la fais tant souffrir ? Pourquoi mon toucher lui fait-il cet effet, alors qu'il devrait la révulser ? Moi qui rend ses jours si sombres, moi qui l'entraîne dans mon inexorable chute ? Je la veux, je la veux si fort... Mais je n'ai pas le droit. Elle ne m'appartiens pas.
«
Eileen ?! » Elle se retourne brutalement, et je sens l'odeur repoussante d'Anselme. Je lâche Eileen, parce que je la sens tendue, et je me met devant elle, comme un rempart la protégeant contre vents et marées. Si seulement j'avais pu le tuer d'un seul regard... Mais il s'approche, petit être chétif, qui me donne des envies de meurtre, dans un semblant d'agressivité, et lâche d'un ton qui est censé m'effrayer: «
C'est quoi ton problème avec Eileen ? Si notre relation ne te convient pas, tu n'avais qu'à sortir avec elle avant que je n'arrive. » Je me tais. Si je l'écoute trop, je vais sortir de mes gonds et le tuer, immédiatement. Et je ne veux pas, parce que si Eileen sort avec cette ordure, c'est qu'il doit bien avoir une utilité. Alors je fais profil bas, pour une fois. Mais mon cœur, mon cœur qui bat dans ma poitrine, organe ratatiné et sec, se regonfle tout à coup, et lâche une salve de sang bouillant dans mes veines froides. Je frissonne, il continue, avec ses paroles acerbes. «
Tu ne la mérite pas. Tu la fait souffrir, et c'est moi qui ramasse les morceaux. Tu n'es qu'un dépressif, et Eileen est à moi. » Cette fois ci, je l'agrippe à la gorge, et je le traîne contre le mur. Son corps produit un son mat lorsque je le balance par terre, et il gémit de douleur. J'entends vaguement les pas rapides d'Eileen qui s'approche sans aucune appréhension, et se poste entre moi et ce crétin. «
Ca suffit comme ça ! Vous êtes ridicules ! » Puis elle se tourne vers Anselme et se met à siffler, plus acide que je ne l'ai jamais vue. «
Tu... tu me révulses. Tu n'as aucun droit sur Èimhìn. Tu ne sais rien de lui. Et je ne t'appartiens pas. » Elle se met à pleurer, et je n'ose même pas venir la rassurer. La serrer contre moi, l'étreindre. J'observe toujours ce petit corps recroquevillé qui me supplie de l'épargner par terre. Le sang chaud se rétracte en moi, et retourne comme un bon soldat dans mon cœur, jusqu'à la prochaine fois. Elle ne lui appartiens pas, mais m'appartient-elle ? Je voudrais lui demander ce qu'elle peut bien ressentir pour moi pour faire tout cela, mais je me tais. Comme d'ordinaire. Si Eileen avait eu le courage de me regarder, elle aurait su ce qui me trottait dans la tête.
Je n'ai que le temps de voir Anselme se relever et déposer un baiser trop insistant sur les lèvres sûrement brûlantes d'Eileen. Je le déteste, je le... Je veux le tuer.